Le Fil du Temps – Voyage au cœur du textile avec Bonvallet, mémoire vivante d’Amiens
La brise légère souffle sur les toits d’Amiens.
En ce matin ensoleillé du 17 juin 2025, mes pas me guident vers un quartier discret, où une brique rouge patinée par le temps garde encore les secrets d’un savoir-faire oublié.
Sur le fronton d’un ancien atelier, un nom résiste au temps : Bonvallet.

Aux origines d’une maison textile et du velours à Samarobriva
Le textile à Samarobriva
Bien avant que le nom Bonvallet n’apparaisse sur les frontons amiénois, le textile faisait déjà partie de l’histoire profonde de la région.
À l’époque gallo-romaine, Amiens — alors connue sous le nom de Samarobriva — était un important carrefour commercial où les tissus circulaient avec les caravanes marchandes.
En effet, Amiens bénéficie depuis le Moyen Âge d’une position stratégique entre Paris, la Belgique et les Flandres.
Un point de passage privilégié pour les matières premières textiles.
Le développement des petites manufactures
Au XVIIIe siècle déjà, les artisans de la région maîtrisent le cardage de la laine, le tissage du lin et la teinture naturelle.
Avec la Révolution industrielle, les petites manufactures se développent autour du quartier Saint-Leu, où le réseau hydraulique permet de faire tourner les premières machines.
Des fouilles archéologiques ont révélé la présence de fibres teintes, de métiers à tisser rudimentaires, et d’outils liés au travail du lin et de la laine.
L’odyssée du velours
Le velours, dans sa forme primitive, aurait été connu dès l’Antiquité sous des appellations différentes, réservé aux élites romaines.
Ce tissu au poil ras, obtenu grâce à une technique de tissage complexe, était apprécié pour sa douceur et son éclat.
Même si la version médiévale du velours, enrichie par les échanges avec l’Orient, n’apparaîtra vraiment qu’au XIVe siècle, les bases de la teinture et du tissage en relief sont déjà en germe dès Samarobriva.
Cette mémoire lointaine, faite de gestes répétés et de matériaux nobles, résonnera des siècles plus tard dans les ateliers de Bonvallet.
L’industrie textile dans les Hauts de France
Pour comprendre Bonvallet, il faut remonter aux premières heures de l’industrie textile en France, et plus particulièrement dans la région des Hauts-de-France.
Le XIXe siècle est une période d’ébullition industrielle.
La laine, le coton, la toile de lin circulent dans les rues comme des promesses de prospérité.
Un dynamisme réel
Amiens n’est pas Lille, mais son dynamisme textile est bien réel.
C’est dans ce contexte que la maison Bonvallet voit le jour vers 1865.
Fondée par une famille d’entrepreneurs locaux passionnés par les fibres, l’entreprise commence modestement.

On y tisse, à la main d’abord, des tissus destinés à l’habillement bourgeois, à la décoration, aux commandes spéciales d’institutions.
“Les premières étoffes que nous avons retrouvées dans les archives sont des mélanges de laine et de soie, d’une finesse remarquable,” me confie un guide de l’association actuelle.
Le velours, la réputation de Bonvallet
La fabrication du velours est une prouesse technique.
Elle nécessite un double tissage dont l’un des fils est ensuite coupé manuellement pour obtenir cet aspect duveteux si caractéristique.
Un travail long et précis, souvent effectué sur des métiers spécifiques appelés « métiers à velours ».
Motifs et couleurs : l’identité visuelle des tissus Bonvallet
Les motifs produits par Bonvallet ne sont pas anodins : floraux, géométriques ou inspirés de l’art oriental.
Ils répondent à la fois à une demande esthétique et à des usages précis (ameublement, décoration liturgique, vêtements de cérémonie).
Dès la fin du XIXe siècle, Bonvallet se dote de tables d’impression manuelle, puis de cylindres rotatifs capables de les reproduire en série.

Des impressions qui nécessitent non seulement une grande rigueur dans l’application des couleurs, mais aussi un œil artistique pour la composition des motifs.
Les couleurs quant à elles, sont obtenues par des procédés de teinture parfois tenus secrets.
Leur fixation sur le tissu demande une parfaite maîtrise des températures et des compositions chimiques, surtout à l’époque pré-industrielle
Le bruit des machines, la révolution du fil
En franchissant un seuil dérobé, me voici plongé dans ce qui fut jadis un atelier vivant.
De l’innovation technique…
Aujourd’hui figé, il conserve les traces du tumulte industriel : courroies de cuir, poulies suspendues, huile séchée au sol.
A l’origine, la machine à tisser Jacquard,vestige d’une innovation technique qui bouleversa la façon de produire.
Inventée en 1801 par Joseph-Marie Jacquard, cette machine permettait de créer des motifs complexes grâce à un système de cartes perforées, préfigurant l’informatique moderne.
https://www.arts-et-metiers.net/musee/modele-metier-original-de-jacquard
Inventée en 1801 par Joseph-Marie Jacquard, cette machine permettait de créer des motifs complexes grâce à un système de cartes perforées, préfigurant l’informatique moderne.
Introduite progressivement dans les ateliers de Bonvallet dès les années 1870, elle augmente la productivité tout en exigeant une main-d’œuvre formée et rigoureuse.

…à l’automatisation
L’introduction du métier à tisser semi-automatique dans les années 1890 transforme les ateliers Bonvallet.

Ci contre: Machine lourde en bois et métal liée au tissage du velours, similaire à celles de Bonvallet
La cadence s’accélère. Les commandes affluent. L’entreprise devient un employeur majeur dans la ville, formant des dizaines d’ouvriers à ces nouveaux gestes.
Le XXe siècle voit l’apparition de métiers entièrement mécanisés et électriques, notamment dans les années 1920-1930, réduisant les temps de production et diversifiant les types de tissus produits.
Avec la mécanisation, le velours est désormais produit plus rapidement, mais la qualité artisanale reste une exigence.
Une exigence de qualité
Les lames coupantes utilisées pour trancher les boucles du velours nécessitent un affûtage méticuleux.
Quant à l’impression textile, elle bénéficie des progrès en chromolithographie et en fixation à chaud, améliorant nettement la résistance des couleurs.
Certains ateliers intègrent également des techniques de sérigraphie manuelle, permettant des créations plus artistiques et en petite série.
Mais tout n’est pas que progrès
La machine, si elle libère d’une certaine forme de labeur, en impose une autre : la répétition, la précision, la discipline de l’usine.
Des journaux locaux d’époque racontent les grèves, les difficultés, les histoires humaines qui tissent une autre trame, sociale celle-là.
“Mon grand-père y a travaillé toute sa vie. Il disait que les machines avaient leur propre voix, et qu’il les reconnaîtrait les yeux fermés,” murmure une de mes amies picardes.
Le déclin et l’oubli
Comme beaucoup d’entreprises textiles françaises, Bonvallet n’échappe pas à la délocalisation, ni à l’essor du textile bon marché produit à l’étranger.
Les années 1960: les premières difficultés
La concurrence étrangère, les coûts de production élevés, la mutation des besoins vestimentaires et l’essor de la mode jetable participent à l’affaiblissement du secteur.
Dans les années 1970-1980, les derniers métiers ralentissent, les rideaux tombent, la poussière gagne du terrain.
Le savoir-faire se perd peu à peu, les machines sont revendues ou abandonnées.
Le velours, jadis fleuron de la maison, ne trouve plus preneur.
L’impression artisanale, concurrencée par le numérique, s’efface elle aussi.
Mais tout ne disparaît pas!
Certains gardent les clefs.
D’autres sauvent des machines.
Et quelques passionnés décident qu’il n’est pas question de laisser cette histoire s’effacer.
Je quitte les lieux avec une émotion que je n’attendais pas.
J’ai frôlé les ombres d’un monde disparu, mais présent encore dans chaque boulon, chaque fil suspendu.
Pourtant, quelques bénévoles s’acharnent à faire revivre ce patrimoine.
Il semble d’ailleurs que les plus âgés d’entre eux n’ont jamais vraiment quitté la Manufacture Bonvallet.
Voir egalement la video ‘Bleu Cocagne – Cosserat‘
Dans le prochain article : nous rencontrerons ceux qui redonnent vie aux métiers à tisser, ces gardiens d’une mémoire textile unique. L’association qui veille sur Bonvallet raconte, forme, et tisse l’avenir avec les fils du passé.
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